Noir austral, Editions Liana Levi, avril 2006, Folio policier, avril 2008

Liz est chargée par le tribunal de Sydney d’attribuer le statut de réfugiés politiques à des hommes et des femmes aux parcours ahurissants. Et elle ne supporte plus son métier. Les histoires atroces qu’elle entend à longueur de journées ont eu raison de toutes ses illusions. Or la jeune femme est elle-même née d’une mère d’origine française qu’elle a à peine connue. Elle décide donc de quitter l’Australie pour rejoindre la Provence où sa mère semble avoir passé une partie de son enfance. Mais cette décision dérange. Un homme la suit. Bientôt, dans le village de carte postale où Liz emménage, les meurtres se multiplient. Pourquoi ? Comment pourrait-elle savoir que la longue marche dangereuse, commencée des millénaires plus tôt sur les terres australes, à la fois contre l’évolution et le climat, se poursuit avec elle ? Comment pouvait-elle se douter qu’un passé aborigène vieux de 70 000 ans lui reviendrait un jour en pleine figure ? Peut-être pour lui faire comprendre à quel point les différences entre les êtres sont relatives, à quel point hier peut décider de demain…

 

Extraits

70 000 av. J.-C. De Sunda à Sahul

(...) Quelques heures plus tard, le clan s’élançait vers l’inconnu.

Ce ne fut pas facile. Avec de larges branches taillées, ils pagayaient de toutes leurs forces vers le large, portés par leur envie d’un avenir meilleur, dans ce lointain d’où s’étaient envolés les gracieux oiseaux blanc et noir. Mais c’était comme si l’océan ne voulait pas d’eux, comme si les vagues se liguaient contre la force des mâles de l’espèce.

Soudain, une sagaie vint se ficher entre les frêles épaules de Muluurii. Surpris par la violence du choc, le vieil homme ne ressentit tout d’abord aucune douleur. Et lorsque celle-ci l’envahit, il était trop tard. Un flot de sang et d’écume lui était monté aux lèvres. Les yeux grands ouverts, dans un étonnement définitif, Muluurii tomba en avant.

Les hommes cessèrent de pagayer, les femmes poussèrent de petits cris d’angoisse en se recroquevillant sur les enfants. Derrière eux, sur la plage qu’ils venaient de quitter, un groupe de petits êtres noirs, à la tête curieusement rétrécie, courait en tirant des esquifs effilés.

En quelques secondes, les créatures minuscules s’étaient élancées sur les flots, à quelques encablures des radeaux, si lourds et si maladroits en comparaison des embarcations des poursuivants.

Affolés, les voyageurs réagirent toutefois immédiatement. Les hommes reprirent leurs pagaies de fortune, les plongèrent à toute allure dans la mer. Cette fois, il ne s’agissait plus de tenter d’approcher l’horizon. Il s’agissait de sauver leur vie, en échappant aux pointes mortelles des étranges petits humanoïdes.

Ils réussirent à franchirent la barre de vagues qui occultait la ligne des eaux immenses. Alors, ils furent emportés par un courant si fort que les rivages de leur ancienne terre disparurent avant même qu’ils n’aient eu le temps de réaliser qu’ils abandonnaient définitivement leur passé. Et cette force du flux salé les porta plus rapidement et plus loin qu’ils ne l’avaient escompté, vers les profondeurs des eaux sombres.

Après quelques heures de navigation hasardeuse, l’océan changea de couleur. De bleu noir, il devint turquoise, puis translucide : le fond se rapprochait de la surface. Ceux du clan virent alors apparaître les premiers ailerons. Ils les repoussèrent à l’aide de perches qu’ils utilisaient pour s’éloigner des récifs sur lesquels les vagues les drossaient parfois.

Yooloore et les siens se frayèrent un chemin entre les coraux qui affleuraient. Les courants les entraînaient vers une terre qu’ils devinaient au loin, sous des monts brumeux plus hauts que tout ce qu’ils connaissaient. Ils étaient impatients d’arriver. La marée les poussa enfin vers ce qui semblait un gigantesque estuaire, d’une taille telle qu’ils n’en avaient jamais vue. Cela leur parût une mer intérieure, qui se glissait jusqu’aux pieds des montagnes verdoyantes. Une femme cria, joyeuse :

- Nous avons échappé aux requins !

Elle avait à peine terminé sa phrase que les voyageurs virent affleurer les premières têtes, surmontées d’énormes yeux globuleux. Des mâchoires s’ouvrirent, menaçantes, aussi longues qu’un corps d’homme, et munies de dents grandes comme une main. Rien n’avait préparé les gens du clan aux crocodiles d’estuaire. Car ces monstres venaient du fond des âges, bien avant les premiers ancêtres, à en croire les légendes. Et si les anciens avaient vu des crocodiles dans les rivières qui couraient les terres du nord, au-delà de la mer, aucune de leurs histoires ne faisait mention d’un animal si terrible.

L’une des mâchoires s’ouvrit derrière le radeau de Namoora. Les hommes qui se tenaient derrière la jeune femme reculèrent instinctivement. Le radeau oscilla violemment, précipitant Namoora dans les flots.

Sans réfléchir, Yooloore se jeta à sa suite. Finalement, la seule chose qu’il craignait vraiment était le ridicule. Il ne le fut pas. Il n’en eut pas le temps. Son plongeon détourna l’attention du saurien. Le hurlement de terreur devint hurlement d’agonie lorsque la mâchoire gigantesque se referma sur son ventre et son dos. Le son presque fugace, mais atroce, des chairs et des os broyés, parvint jusqu’aux oreilles de Namoora, qui venait d’être hissée sur les rondins. Quelques bulles à peine teintées éclatèrent à la surface. Le crocodile avait entraîné sa victime dans le fond. Ses dents n’étaient pas suffisamment pointues ou aiguisées pour l’achever en surface et le consommer rapidement.

La jeune fille serra les dents, suivit le clan jusqu’à la rive. Ils tirèrent les radeaux sur le sable noir, à la lisière des mangroves, s’affalèrent dans l’ombre de ces dernières, s’endormirent bientôt.

Ils ne le savaient pas, mais ils venaient d’aborder Sahul.

 

Août 2004. Mort au tribunal

Au cinquième étage de l’élégant bâtiment, au bout d’un long couloir étroit, la salle des interrogatoires ne laissait filtrer aucun son. Elle avait été conçue pour cela car si les employés du TRS, le Tribunal des Réfugiés de Sydney, avaient pour consigne de ne jamais élever la voix, il était en revanche difficile de maîtriser certains débordements de la part de ceux qui venaient solliciter aide et protection. Et ce jour-là, ces derniers n’étaient pas les seuls à se moquer de la consigne.

- Bon sang, Kate… Ce ne sont quand même pas des assassins !

La sortie n’avait pas été préméditée. Liz était entrée dans la phase finale de l’effet « cocotte-minute », qui consiste à accumuler de la vapeur pendant des années sans jamais rien laisser paraître… jusqu’au jour où, sans crier gare, on explose. Et en ce qui concernait la jeune femme, la vapeur émanait de toutes les révoltes restées silencieuses sous une apparente docilité, voire lâcheté, face aux tyrannies les plus diverses. Depuis celle de son père, autrefois, à celles de ses employeurs et de son amant aujourd’hui.

Liz regarda sa directrice. Kathryn Tilburce était la plus jolie des femmes, mais en cet instant, son ravissant visage était dur, le menton aigu levé, les yeux bleus rétrécis derrière les lunettes à la mode.

Un jour, des années auparavant, Liz avait cru voir des larmes perler dans ces yeux. Elle avait vite compris que c’était impossible… Tout comme elle avait compris que, pour se protéger, elle-même allait se durcir, quitte à priver son job de l’humanité qu’il était censé requérir. A moins de démissionner, chose qu’elle n’avait jamais osé mettre en pratique… jusqu’à ce jour.

Fallait pas m'embêter (suite de) Le jour où je serai orphelin (Librinova), Les usurpatrices(arrêt de publication), L'équation du chat (Ed. Liana Levi, Le Cercle Points), Web mortem (Ed. Albin Michel), Noir Austral (Ed. Liana Levi, Folio policier, De Geus (NL), Touring club (It)), Requiem pour un poisson (Ed. Liana Levi, Folio policier, De Geus (NL), Effemme (It), Alpha books (China))